Article de JJ. Leduc
Sri Aurobindo disait lui-même à ceux qui voulaient faire sa biographie qu’elle était impossible car « rien ne s’est passé à la surface que les hommes puissent voir ». Sa vie, en effet, s’articule sur trois axes : politique, poétique et spirituel. C’est dans ce dernier qu’il est le plus connu. Sa production littéraire sur le sujet est énorme et l’ashram de Pondichéry perpétue encore aujourd’hui ses enseignements. Et si sa poésie reste mal connue de l’Occident, mais très appréciée en Inde, son passé politique commence à s’effacer dans la mémoire de l’Histoire.
Aurobindo Ghose est une « lumière » au sens où on l’entendait au siècle de Voltaire et de Rousseau. Sa culture et sa personnalité, son aspect visionnaire définissent une personnalité pluridisciplinaire que chacune de ses activités, prise isolément ne peut imager. C’est un homme qui se bat pour libérer son pays tout en étudiant les textes philosophiques de l’Inde, qui médite en prison et versifie dans les mêmes temps. Alors évidemment, devant cet enchevêtrement d’activités intenses, choisir de ne parler que de l’homme de combat est réducteur, mais c’est dans cette perspective que cet article s’inscrit volontairement.
Il est né en 1872 à Calcutta. Envoyé à l’âge se sept ans en Angleterre, il y fait de brillantes études classiques s’initiant au grec au latin et s’intéresse au catholicisme. Ayant volontairement échoué au concours d’entrée au concours de l’ICS parce qu’il refuse de devenir un haut fonctionnaire de l’administration anglaise en Inde, il regagne son pays en 1893. Jeune étranger dans son pays, il devient tour à tour secrétaire particulier du maharaja de Baroda, puis professeur au collège de Vadodara en 1901. Tout en s’imprégnant de l’héritage mystique de l’Inde, il se met à publier de nombreux articles de presse et s’engage sur un chemin qui inspire les groupuscules révolutionnaires de l’époque. En 1906, il devient le Principal du National College à Calcutta, et prend très vite la direction du Bande Mataram (Salut à la Mère Inde), un journal porte parole des extrémistes. A la session du parti du Congrès qui a lieu à Surat en 1907, il est le premier à oser réclamer l’indépendance complète pour l’Inde. Cette motion révolutionnaire fracture l’alliance entre les extrémistes et les membres du Congrès, parti traditionnellement modéré et toléré par les Anglais qui le manipule. Mais Aurobindo ne fléchit pas et n’exclut aucun moyen, y compris la résistance armée, pour sortir son pays du joug colonial. Soupçonné d’être impliqué dans un attentat qui fait par erreur, deux victimes innocentes, il est arrêté en 1908 et purge un an de prison. Dans un livre inachevé, Jours de prison, il décrit les conditions de son enfermement et explique comment il met à profit cet ascétisme obligé pour développer ses propres expériences spirituelles. « Nos plus grandes difficultés sont aussi nos meilleures occasions » écrit-il en référence à cette période.
Sa collusion avec les extrémistes, il l’avouera plus tard, est manifeste : il savait qu’il y avait des armes, que des bombes étaient fabriquées et connaissait les membres des groupes les plus radicaux dont fait parti son propre frère. Son procès, faute de preuves de son implication personnelle, se termine par un non-lieu en 1909. Il reprend ses activités mais sous la pression de la police anglaise qui le surveille, il s’enfuit secrètement à Karikal, comptoir sous administration française. De là, se réfugie à Pondichéry où il s’installe en 1910. Il est sans ressources ou presque, seuls quelques compagnons l’accompagnent et des informateurs anglais le surveillent car il est considéré, à ce moment, comme l’homme le plus dangereux en Inde. En témoigne le récit d’Alexandra David Néel qui le rencontre en 1911 dans son modeste ashram. De retour à Madras, elle sera à son tour questionnée par une police britannique suspicieuse. D’une certaine façon, et c’est à l’honneur de la France, les autorités le protège et se réjouissent de la renommée de cet homme qui apporte un peu de piquant à la vie du comptoir endormi et sans histoires. Sa présence attire. Des personnalités diverses affluent dont le grand poète révolutionnaire Bharati.
La vie d’Aurobindo bascule à Pondichéry. Il se consacre alors entièrement au développement spirituel qui le conduira à créer sa propre voie vers un Yoga intégral. Ce yoga (union en sanskrit) n’est pas une simple gymnastique physique, c’est un processus par lequel il faut transcender nos modes de vie actuels pour s’élever à un mode de conscience plus haut et plus large que celui de l’homme ordinaire. Pour diffuser sa recherche, il fonde le journal au titre évocateur Arya – celui qui tend avec noblesse à la vérité, la perfection, la conquête de soi et possède « la sagesse de l’âme et celle du monde ». De 1914 à 1921 il écrit, chaque mois, soixante pages, soit trois gros volumes par an, assurant à lui seul les relectures et corrections, le suivi avec les imprimeurs et la gestion administrative. En six ans et demi de publication, il rédige en quasi totalité des œuvres qui lui assureront une audience et une reconnaissance internationale.
S’il choisit, désormais, de s’abstenir de toute action politique, il reste un intellectuel informé au jour le jour des événements qui mènent l’Inde vers une indépendance qu’il avait pressentie et voulue. Ses commentaires occasionnels attestent de son acuité, de sa pertinence, mais jamais aucun motif ne permettra aux Anglais de le faire extrader. Ils l’auront surveillé plus de trente ans pour rien.
Les textes géopolitiques d’Aurobindo surprennent par la justesse de sa vision du monde au tout début du XXe siècle. Ainsi, il applaudit la révolution russe de 1917 espérant la libération d’un peuple réduit au servage par les Tsars. Mais plus tard, il voit avant tous, l’arrivée de Staline au pouvoir comme un danger pour la jeune démocratie avant même que le monde ne réalise sa dictature. Rêvant d’une Inde libre, il cherche des modèles dans la Révolution française sur laquelle il rédige, en 1910, un petit recueil. Il est séduit par le lumineux mantra, Liberté, Egalité, Fraternité, formule sacrée permettant de concentrer la pensée, mais il écrit que cette révolution a échoué en imposant d’abord la liberté et l’égalité avant d’instaurer la fraternité entre les hommes, pierre de base d’une vraie révolution qui reste à faire encore aujourd’hui. Les propos de cet Indien lettré ne peuvent que surprendre quand il assimile la psychologie de Danton, Robespierre à celle de personnages de la mythologie hindoue. De Napoléon, il écrit qu’« il fut le Rakshasa (démon), le plus gigantesque égoïste de l’histoire, le despote de la liberté, le protecteur impérial de l’égalité, l’organisateur sans principes des grands principes…/… En lui Kâli (déesse de la mort) trouva son centre.». Il fait la part entre la réussite de Bonaparte et l’échec de Napoléon dont le génie, la puissance de travail étaient inspirés par un bras divin. Au final, l’Empereur fut déchu par les démons… Cependant, pour Aurobindo, la Révolution française est une réussite. Elle a fait en quelques années ce que les Anglais ont mis des siècles à réaliser pour établir une démocratie et elle reste un modèle de libération pour les peuples opprimés. Rappelons au passage, qu’entre les deux guerres, de nombreux pays colonisés en Asie, Asie du Sud Est et Afrique amorcent des luttes pour leur indépendance, et tous s’inspirent du modèle révolutionnaire français.
Dans un discours prononcé en mai 1908, Aurobindo proclame : « Depuis toujours, l’Inde existe pour l’humanité et non pour elle-même et c’est pour l’humanité, non pour elle-même qu’elle se doit d’être grande ». S’appuyant sur une spiritualité née il y a plus de 4 000 ans, Aurobindo évalue à juste raison le trésor philosophique indien qui dépasse largement le cadre du sous-continent. Ayant une vision globale de l’humanité, c’est à elle que cette expérience doit servir. Il est déjà mondialiste à une époque ou la conscience planétaire et l’interdépendance des peuples n’est pas encore une évidence.
Pressentant depuis son plus jeune âge, les grands changements qui vont marquer le XXe siècle, il est intimement convaincu d’avoir des messages déterminants à faire passer et se sent force de proposition. Il applaudit la création de la Société de Nations mais comprend aussitôt qu’elle va vers l’échec. Et de fait, il a raison. Il faudra attendre la création des Nations Unies pour que la « nécessité d’une union mondiale » qu’il prône haut et fort se fasse jour au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Les grands changements qu’a provoqués ce conflit, la réorganisation des frontières, l’émancipation des peuples, les avancées technologiques, les évolutions sociétales sont positives à ses yeux mais il ne voit pas encore poindre d’idéal pour « l’humanité humaine ». Danger qui pourrait mener l’homme à sa propre extinction, mais, écrit-il devant cette incertitude: « si les dieux trouvent quelque utilité à la continuation de l’espèce, cette destinée peut leur être laissée en sécurité ».
Sur les grandes religions d’où aurait pu sortir l’espoir d’un renouveau global, il pense que leurs apports sont restés limités et qu’elles sont partiellement en échec : « Une religion ne doit pas être un credo, un dogme ou un rite extérieur. L’homme à essayé et échoué et méritait d’échouer. Il ne peut y avoir de système religieux universel doté d’un credo unique ». Ce n’est donc pas une nouvelle religion qu’il propose dans le Yoga intégral mais : « une religion spirituelle de l’humanité [qui serait] l’espoir de l’avenir ». La boucle est bouclée. Épris de cette liberté pour laquelle il s’est battu, son expérience spirituelle conforte sa vision politique. Il propose « un cocktail libertaire et individuel » dans lequel chacun devra transcender sa condition humaine pour évoluer vers l’homme nouveau.
Sa disparition, en 1950, ne marque pas la fin du chemin ouvert. Il a droit, en Inde a des obsèques nationales, il est reconnu dans le monde entier et l’ashram de Pondichéry, dirigé par la Mère, une française qui l’a rejoint dès 1920, perpétue son œuvre. Des centres de formation et d’éducation fleurissent. La vulgarisation et la traduction de ses textes dans toutes les langues majeures deviennent une véritable entreprise. Sri Aurobindo avait émis, avant sa mort, le souhait de créer une ville appartenant à l’humanité. Un lieu où « L’individu doit comprendre que c’est seulement dans la vie de ses semblables que sa propre vie devient complète. ». La Mère lance, en 1968, Auroville, une cité expérimentale ouverte à tous, où, jusqu’à nos jours, les modèles de coexistence, de développement et de recherche tendent à l’émergence d’une société repensée et spirituellement élevée. Ce modèle reste à suivre…
© JJ Leduc
Commentaires récents